chapitre XIII
Le jour où le Gnome réussit à avoir un rendez-vous avec le Mikado, qui possédait l’une des Compagnies les plus prospères de la Fédération, il reprit confiance dans ses possibilités et se prépara activement pour cette rencontre. Le Mikado était un personnage extraordinaire, d’origine asiatique, disait-on, mais qui habitait un palais sur rails qui ressemblait à un tombeau hindou d’autrefois, avec ses personnages fabuleux sculptés dans une matière qui imitait la pierre. À l’intérieur, le Mikado ne quittait guère une pièce en forme de pyramide où il passait sa vie à réfléchir et à fumer une drogue inconnue dans une très longue pipe. On disait qu’il avait un harem de huit femmes, les plus belles de la planète, et que ses enfants étaient élevés dans un collège uniquement réservé à leur usage.
Le palais du Mikado se trouvait à China Voksal lorsque le train blanc de la Kid pénétra dans la grande cité et fut admis à stationner sur le quai privé de l’important propriétaire de chemins de fer.
Le Mikado lui envoya un personnage assez grotesque dans une robe chamarrée, qui ne cessait de s’incliner et de joindre les mains, entortillait ses phrases de tant de précautions oratoires qu’on n’y comprenait plus rien. Et pour finir, le Gnome déchiffra qu’il était attendu pour le soir même par le maître.
— L’enfant est agité, dit Miele. Je le trouve même fiévreux. Tu crois que nous pourrons trouver un médecin assez discret pour l’examiner ?
— Dans cette ville, avec de l’or on trouve les gens les plus discrets du monde.
Il vint un jeune médecin qui ne marqua aucune surprise en découvrant la fourrure du ventre et des cuisses de Jdrien.
— Je ne relève qu’une grande excitation. Il n’a pas eu de cauchemars ? N’a pas vu de spectacle trop violent ?
Après avoir prescrit un léger calmant, il quitta le train spécial en emportant une pièce d’or, l’une des dernières données par le général en guise d’héritage.
Le Gnome se sentait coupable d’avoir mené de mauvaises affaires et ne se consolait pas d’avoir spolié Jdrien. Il alla voir l’enfant, le trouva fiévreux mais très éveillé.
Rien n’était exagéré dans la légende du Mikado et le Gnome eut l’impression de parcourir un labyrinthe compliqué avant de pénétrer dans la salle pyramidale au centre du tombeau hindou. Le Mikado était un homme très gros, obèse, avec une tête aux bajoues tremblantes, un crâne rasé à part une touffe de cheveux sur le sommet. Il devait teindre sa peau pour avoir cette couleur de bronze. Il portait une robe en tissu ancien, une sorte de brocart de soie, et fumait une pipe à l’odeur étrange.
Le Gnome s’accroupit devant une table en laque et, comme son hôte l’y conviait, commença à piquer la nourriture dans la vingtaine de bols offerts.
— J’ai un gros contrat avec la Panaméricaine, dit soudain le Mikado en langue anglaise, mais il est hors du commun. On m’a dit que vous aviez toutes les audaces et que vous pouviez transporter n’importe quoi.
— Sauf des Roux, déclara avec force le Gnome.
— Je ne suis pas un négrier.
— Je ne le suis pas non plus.
C’était vrai. Le Gnome savait que les convois de ce patron de Compagnie ne transportaient jamais d’Hommes du Froid.
— De quoi s’agit-il ?
— D’ouvrir une ligne régulière sur le Sud Pacifique. Même les Panaméricains reculent. Dans l’Atlantique, ils ont surmonté les fontes de glace avec un support réfrigérant, et en certains endroits il y a des viaducs de plusieurs centaines de kilomètres. Mais dans le Sud Pacifique, ce serait une folie. Ils ne veulent plus détourner l’énergie pour ce projet déjà ancien. Ils préfèrent risquer la vie des équipages de cargos ferroviaires.
— Ce serait pour un transport de marchandises ?
— Pour le moment.
— Jusqu’à présent seuls les convois légers continuent à passer.
— Oui, mais la tonne-kilomètre atteint un tarif prohibitif. C’est du dix pour un. Les Panaméricains voudraient que le prix reste à cinq pour un. Il y a du guano sur l’ancienne côte du Pérou et du Chili. Des nitrates qu’ils commencent juste à exploiter et qu’ils veulent vendre dans le monde entier. Nous pouvons devenir les plus enviés des propriétaires de Compagnies, encore faut-il avoir l’audace. Aucun convoi de plus de dix wagons n’a jamais tenté l’aventure. En dix ans il y a eu cinq drames terribles. Dont tout un train de wagons-cages remplis de Roux expédiés par le fond. Le réseau Sud m’appartient désormais. Mais si vous pensez à des convois de petite envergure, il est inutile de poursuivre notre conversation car jamais vous ne pourrez obtenir des prix compétitifs.
— Je me trouvais sur la banquise il y a quelque temps, dit le Gnome en prenant des petits morceaux de viande inconnue très relevée qu’il trempa dans une sauce de crème aigre pour en atténuer le feu.
— Je le sais et c’est la raison de ce rendez-vous. Je vous ai trouvé très hardi d’emmener là-bas votre famille. Pour ma part je n’ai jamais osé emprunter ce réseau et je fais le détour par le pôle Sud pour me rendre en Panaméricaine, mais c’est un voyage très long et dans le sud les implantations panaméricaines sont très envahissantes. Si nous ne trouvons pas une solution australasienne, nous nous ferons dévorer par l’ogre panaméricain.
— L’Australienne n’existe pas, dit le Gnome. Je l’ai cru autrefois, mais je me rends compte qu’il y a une mosaïque de Compagnies.
— Oui, mais nous y gagnons une grande liberté d’entreprise, plus forte que chez les Panaméricains. Disons même une liberté pour tous. Et si nos travailleurs ne sont ni chauffés ni nourris autant que de l’autre côté de la banquise, ils sont libres de leur choix.
— De crever de faim et de froid également, dit le Gnome. Je vous en prie, pas de considérations de ce type. Aucune des Concessions n’offre le bonheur absolu en la matière, mais je ne veux pas me faire bouffer par les Panaméricains.
— Vous avez une contre-proposition ?
— Oui, mais elle nécessiterait des capitaux importants. On peut installer des centrales à énergie sur la banquise, utiliser l’eau chaude des fonds, là où l’activité volcanique est la plus intense.
— On y a songé avant vous. Ce seraient d’énormes centrales et les Panaméricains deviendraient encore plus intéressés. En ce moment ils cherchent toutes les énergies disponibles pour un énorme projet.
— Le tunnel entre les pôles ?
— Exactement. Ils auront besoin des trois quarts de l’énergie produite actuellement dans le monde. Nous devons en tenir compte, car ils ne renonceront pas à ce projet démentiel. C’est dans leur nature de voir grand pour l’avenir et de ne pas tenir compte des autres.
— Il faudrait donc trouver un passage sur la banquise ? Un endroit résistant pour des convois de quarante, cinquante wagons. Des techniciens, des mécaniciens, tout un personnel assez courageux pour affronter cette aventure ?
Le Gnome était profondément déçu mais le cachait. Il avait espéré une proposition plus raisonnable qui lui aurait permis de remonter son affaire en un temps rapide. Bien entendu le projet de liaison sur banquise le fascinait, mais il était sûr de ne pouvoir l’entreprendre avant des années. La découverte d’un passage serait un travail de prospection durant des mois, avec des échecs, des déceptions et surtout des dangers innombrables.
— Ne vous hâtez pas de prendre une décision rapide, dit soudain le Mikado. Vous êtes atterré par ma proposition mais il doit exister une solution. Je vous observe depuis que vous avez racheté la SNOW, devenue la Kid désormais. Vous me fascinez un peu. Vous commettez des erreurs mais vous avez aussi des idées et des courages. Le transport de ces cadavres que vous dirigez en personne n’est pas du domaine de la facilité. Je crois que nous pourrions faire quelque chose ensemble. Je ne vois pas dans cette mosaïque de Compagnies, comme vous dites, un autre partenaire possible.
Le Gnome revint dans son train. Miele l’attendait, fébrile semblait-il.
— Jdrien n’a cessé de regarder par la fenêtre en direction de cette sinistre construction où habite le Mikado. Exactement comme il le fait quand il aperçoit des Hommes Roux sur les dômes ou les verrières.
Ce n’est que dans la nuit que le Gnome repensa à cette phrase de Miele. Il était rentré tellement obsédé par les propositions du Mikado qu’il n’y avait pas prêté attention. Il se leva, alla voir si Jdrien dormait. Quand il revint se coucher, Miele était assise sur sa couche.
— Tu es sûre qu’il était attiré par ce tombeau hindou sur rails ?
— Absolument certaine.
Le Gnome passa dans son bureau pour regarder une carte ferroviaire de la banquise au-dessus de l’océan Pacifique de jadis. Puis il alla chercher une carte ancienne et essaya de comparer. Jusqu’à hauteur des anciennes îles de la Société, la banquise s’ancrait solidement sur un chapelet d’archipels, mais ensuite c’était le grand vide, l’incertitude totale, des convois entiers disparus dans les abîmes ainsi que les voies, les stations. Cette traversée inspirait une terreur folle aux plus hardis des aventuriers.
Puis il consulta la liste des autres Compagnies et il se rendit compte qu’avec le Mikado il était le seul à refuser le transport des Roux. Cette vérité le conforta dans une certitude née de l’attitude de Jdrien. Il alla se coucher et rêva d’un train-paquebot qui fendait la banquise de son étrave. Mais dans les rêves les accords de New York Station n’existaient pas et n’imposaient aucune contrainte. Pourtant, une fois éveillé il resta avec son problème, huit mille kilomètres de banquise à faire franchir à des convois lourds de plusieurs milliers de tonnes et dans un délai assez bref, trois jours maximum, soit plus de cent kilomètres à l’heure. Un problème insoluble et il préférait aller le dire immédiatement au Mikado. Mais sur le quai il eut une surprise désagréable, le tombeau hindou avait disparu durant la nuit. On lui dit que le patron de la Compagnie avait quitté China Voksal en pleine nuit pour une destination inconnue.
— Nous partons, dit-il à Miele. Nous retournons sur la banquise mais encore plus loin.
— Non, dit-elle. Laisse-nous, j’ai trop peur. C’est au-dessus de mes forces. Vraiment au-dessus. Et je ne veux pas que Jdrien coure le moindre risque.
— Je partirai seul si je ne trouve aucun mécanicien pour m’accompagner.
Il utilisa un loco-car assez rapide qu’il avait racheté à une vente publique de matériel ferroviaire, le fit équiper de réservoirs supplémentaires de charbon liquide. Au-delà d’un certain point le courant électrique de Traction cessait d’alimenter les rails qui n’en recevaient plus qu’un très faible voltage pour conserver la même température. Une isolation plus ou moins parfaite les empêchait de faire fondre la banquise, donc de s’enfoncer dans son sein.
Un jour, après une très longue navigation solitaire, il atteignit le dernier poste humain à l’aplomb d’une très petite île dont on ne savait plus le nom. La station se nommait un peu pompeusement South Pacific Station, mais ne regroupait que quelques familles de marginaux, certainement recherchés par les sécurité et police des Compagnies. Ils vivaient de pêche et de l’extraction de corail qu’ils revendaient à des fabricants de bijoux. Ils utilisaient pour le chauffage de la station l’eau captée en profondeur, transformée par une pompe à chaleur en liquide brûlant.
— Il y a deux semaines que personne n’est passé par ici, lui dit le chef de station qui ne se différenciait guère des habitants par sa barbe et son air un peu égaré.
Ils vivaient dans un tel dénuement que le rêve d’une vie meilleure devait les entretenir dans une inertie presque totale.
— Quatre wagons, une loco à charbon liquide. Certainement des trafiquants. Lesquels, on l’ignore.
— La voie est toujours réchauffée ?
— D’après mes vérifications, oui.
Il montra une très antique draisine très haute sur roues et fonctionnant à la vapeur.
— Quand j’ai du charbon, je vais faire des vérifications. La dernière fois j’ai effectué mille kilomètres mais, ensuite, j’ai eu peur. Il y avait des formes sombres sur la voie, peut-être des baleines, peut-être bien autre chose. La voie était en bon état. Je n’ai noté qu’un affaissement d’un mètre sur cette distance. Mais il m’est arrivé d’avoir de l’eau jusqu’au bas des roues. Je n’ai pas supporté ces gerbes d’eau glacée qui fusaient de chaque côté. Nous ne sommes pas préparés à ça, vous comprenez ?
— Il y a des installations humaines ? Je n’ose pas parler de station.
— Certainement. Des pêcheurs, des chasseurs, on en voit quelquefois qui ramènent des wagons-citernes d’huile animale. Il y en a qui disparaissent ou qui osent traverser complètement pour vendre leur récolte de l’autre côté à meilleur prix.
— Quel équipement ont-ils ?
— Des flotteurs sur les côtés. Mais c’est très encombrant, très gênant.
Il quitta South Pacific Station un matin très tôt, alors que le jour crépusculaire se levait. C’était très impressionnant cette banquise qui s’étendait à perte de vue en épousant la rotondité de la terre, à peine bouleversée par des congères, des amas de glace. Il roula à allure constante une partie de la journée, rencontra ses premières flaques d’eau. Malgré le froid très sec de l’air, elles s’étendaient sur des kilomètres mais ne montaient pas sur le ballast. Ce dernier paraissait résister aux variations constantes de la banquise. Les grandes portées de rails et l’élasticité de l’acier autorisaient d’assez fortes oscillations.
Lorsqu’il s’arrêta, ce fut en face d’un aiguillage. Une rencontre qui lui parut surnaturelle. Il aurait pensé qu’un groupe humain aurait préféré s’installer près du réseau plutôt que de se relier à lui par une voie unique, mais il était là. Il essaya de distinguer où conduisaient ces deux rails, mais en vain. Les Instructions ferroviaires ne précisaient rien.
La nuit il roula en conduite automatique mais très lentement, prêt à bondir si le radar ou l’écho sondeur signalait le moindre obstacle sur sa route. Il ne dormit que quelques heures et se préparait du café lorsqu’il pénétra dans une très ancienne station sans sas.
— Bon sang ! fit-il effrayé.
L’endroit était envahi par des chiens de mer du genre requins. Ils paraissaient utiliser une sorte de puits communiquant avec l’océan pour venir rôder sur les glaces. Ils rampaient, comme capables de respirer sans l’intermédiaire des branchies, traversaient les rails et le Gnome ne put en éviter un dont le sang gicla sur le pare-brise. Il se retourna et vit la meute qui se précipitait. Plus loin il aperçut de vastes igloos en bordure du réseau, des silhouettes menues qui paraissaient appartenir à des enfants enfouis dans les fourrures. L’atmosphère devenait brumeuse, enfumée semblait-il par des formations nées de la différence de température entre l’eau tiède et l’air ambiant. Il dut ralentir encore et à la nuit dut avoir une hallucination lorsqu’il pénétra dans un igloo immense qui coiffait tout le réseau. Mais il n’y avait en guise de sas qu’une double paroi dans laquelle circulait de l’air plus chaud qui faisait barrage à l’air froid. On avait déjà installé ce système, mais il nécessitait une grosse dépense d’énergie et apparemment les gens qui vivaient là en disposaient en quantité.
Il s’arrêta sur un quai de glace, derrière des wagons-citernes et tout de suite, son propre sas ouvert, comprit que c’était un centre de dépeçage de phoques et de baleines. Il y avait une fonderie pour les graisses, des plans inclinés pour tirer les animaux. Un orque était hissé par un treuil à vapeur. L’odeur, l’air étaient irrespirables.
— Salut ! T’es pas grand, toi, dit un gaillard énorme vêtu de peau de bébé phoque qui le toisait de son mètre quatre-vingts – un géant désormais.
— C’est pour ça qu’on m’appelle le Gnome. Je dirige une petite Compagnie, anciennement la SNOW mais on l’appelle désormais la Kid.
— Je vois. Tu viens pour de l’huile ?
— Ça m’intéresse mais j’essaye d’établir une liaison transbanquise.
— Tu es fou ou quoi ? Il y a des petits convois qui passent, mais c’est tout. Mon nom est Zarou. Viens avec moi. On va boire une bière chaude avec du sang de requin.
C’était effectivement une bière faite à partir de sang de requin que l’on vendait dans les grandes cités à un prix fabuleux et qui passait pour donner des forces. Il y avait un wagon-bar à peu près vide pour le moment. Tout le monde travaillait dur.
— On a coincé un grand troupeau de baleines, elles-mêmes harcelées par des orques. On ne chôme pas. Dehors c’est l’attaque continue des chiens de mer et des albatros.
— Des albatros ? Je n’en ai jamais vu.
— Alors ne sors pas sans protéger tes yeux. Ces sales bêtes en ont aveuglé plus d’un. Tu n’es pas grand mais tu as l’air de savoir ce que tu veux. Déjà pour arriver jusqu’ici, Whaler Station. Tu ne connaissais pas ?
— À South Pacific Station on dit que vous êtes des gens fabuleux, mythiques. Je ne pensais pas vous trouver si bien équipés.
— Il a fallu tout amener pièce par pièce. Aucun convoi de plus de cent tonnes ne peut rouler sans risques, mets-toi bien ça dans la tête. Les chaudières mêmes, en pièces, soudées sur place, tout par petits morceaux. Et nous avons consolidé cette base en injectant du réfrigérant. Nuit et jour un réseau de tubes plongent dans la mer, jusqu’à vingt mètres pour conserver l’assise. La moitié de notre production d’huile et de graisse brûle pour notre sécurité et notre chaleur. Mais ça vaut la peine.
Ils burent ensemble de la Squale Beer. Elle était excellente, fabriquée sur place. Il y avait aussi toute une installation qui fournissait des légumes, des graines.
— Mais après nous c’est la fin du monde, le désert. Nous avons quelquefois tenté la traversée pour vendre notre huile en Panaméricaine. Celui qui réussirait gagnerait six mille kilomètres. C’est-à-dire qu’il encaisserait un bénéfice fabuleux. C’est sérieux, ton histoire de transbanquise ?
— Très sérieux. Mais si je vois que c’est impossible, je devrai bien m’incliner.
— On a fixé des flotteurs mais c’est encombrant ; et si par malheur tu croises un autre convoi ? Ça n’en a pas l’air mais il circule tout de même des draisines, des gars isolés.
— Des gardes-côtes ?
— Non. Ils partent du pôle pour remonter par la voie normale mais ne s’avancent jamais très loin. Et aucun navire de guerre important n’ose s’aventurer… Si tu trouves à consolider le réseau, tu vas nous amener la civilisation, les lois, la justice alors qu’ici c’est une terre d’aventure, comprends-tu ?
— Je peux vous amener la richesse. Vous vivez des baleines, pas de rapines ? Alors ?
— Je n’aime pas les polices des Compagnies. Mais je comprends que tu veuilles t’obstiner.
— Alors les flotteurs, zéro ?
— Absolument. Et d’ailleurs il les faudrait quatre fois plus grands pour avoir vraiment une chance.
— Un ballast flottant ?
— Ça ne s’est jamais vu.
— Un ballast sur coussins d’air, de grosses traverses pneumatiques qui appuieraient sur des mètres carrés au lieu d’un point précis. Il faut répartir la charge. Faire des sondages, des relevés sur l’épaisseur de la glace. Les volcans ne suivent pas une ligne directement sous le réseau. La fracture s’éloigne vers le nord-est, alors nous pourrons aller vers l’est-sud-est, utiliser un ballast normal quand l’épaisseur sera de vingt mètres. Et en dessous, un ballast différent.
Zarou lui envoya une telle claque dans le dos qu’il faillit passer par-dessus le comptoir du bar :
— Tu ne manques pas de culot, Gnome ! Moi, ça ne me plaît pas, Gnome. Je préfère Kid. Tu n’y vois pas d’inconvénient ?
— Au contraire, dit le Gnome en reprenant son équilibre. Tu dois connaître le réseau, non ?
— Une fois je suis allé jusqu’à Terror Point et je me suis juré de ne jamais y retourner.
— Mais ceux qui transportent l’huile à travers la banquise ? fit le Gnome, anxieux.
— Ça n’existe pas. Il y en a qui empruntent le réseau du sud à quelques kilomètres d’ici et contournent par le pôle. Il y a les Panaméricains qui pèchent aussi sur la banquise, de leur côté. Mais entre, il y a quatre mille, cinq mille kilomètres infranchissables.
— Avec un réseau de dix voies pourtant.
— Vieux d’un siècle. Les volcans ne s’étaient pas réveillés en si grand nombre et la banquise tenait. Cent mètres d’épaisseur, oui, Kid, cent mètres, à l’époque.
Il sortit une pipe, la bourra de ce tabac synthétique cultivé en Africania et qui empuantissait l’atmosphère autour du fumeur. Mais à Whaler Station, le dépeçage des cétacés soulevait une odeur pire encore.
— Une légende ?
— Voilà, une légende. En dix ans ils y sont allés combien de fois ? On peut les compter sur les doigts de la main. Pas moi. J’ai que huit doigts. Les autres sont restés dans la gueule d’un chien de mer. Je le croyais mort au bout d’une demi-journée après qu’il eut été péché, mais il avait encore toute sa hargne. Ils deviennent féroces et je suis sûr que certaines meutes passent vingt-quatre heures sur la banquise sans avoir à replonger dans la mer. Donc tous ceux qui ont tenté la traversée n’y sont pas parvenus. Le réseau doit être coupé quelque part, cassé, submergé. La banquise peut être fracturée avec l’eau de mer qui passe, pourquoi pas un courant ?
— Personne n’est allé voir depuis peu ?
— Non, personne. Nous on est sur le passage des baleines. Et on ne demande pas autre chose.
— Sur le passage des baleines ? Mais s’il y avait une fracture de la banquise, elles feraient un détour ? Ce sont des animaux à l’intelligence formidable, non ?
Zarou ôta son bonnet de fourrure pour gratter sa tignasse. Il était atteint d’une sorte de pelade qui lui laissait par plaques le crâne luisant.
— Intelligentes, oui, mais aussi avec leurs traditions. Par contre il y a des Roux qui voyagent le long de ce réseau. Mais eux ils ne craignent rien, ils peuvent nager si la banquise s’interrompt.
— On peut manger ici ?
— Viens. Je t’invite. Moi je ne reprends à la fonderie que ce soir.
La cafétéria était derrière le bar. On ne fit même pas attention au Gnome. Il y avait des hommes de toutes origines dans la station baleinière. Mais pas beaucoup de femmes.
— Juste un wagon-bordel si tu veux, répondit Zarou à la question de celui qu’il appelait le Kid. Mais le soir c’est la ruée et il vaut mieux que tu t’abstiennes. Ils seraient foutus de t’écraser.
— Tu peux me donner des conseils pour le reste du parcours ?
— Quoi, je ne t’ai pas découragé ? Ça alors !… Mais tu le caches où, ton culot ? T’as pourtant pas beaucoup de place, dis donc.
Sur une feuille de papier le géant porta quelques indications. Il pouvait encore donner des tuyaux pour les sept à huit cents kilomètres suivants, mais ensuite il avouait sa totale ignorance.
— Tu ne trouveras personne qui puisse t’en dire plus. Personne. Je suis celui qui est allé le plus à l’est pour intercepter des éléphants de mer qui nous avaient échappé. Non, il n’y a personne d’assez fou pour être allé au-delà.
— Terror Point, c’est quoi ?
— C’est peut-être le moment où tu te sens au-delà de ce qui est supportable et que tu te demandes si tu vas retourner en arrière ou continuer. Oui, ça doit être ça, Terror Point. Personne n’a jamais pu en parler vraiment. Tu vas vraiment partir tout seul ?
— À moins que tu ne viennes avec moi ?
— Ne dis pas de choses pareilles, fit Zarou effrayé. La simple pensée m’en glace le sang dans les veines.